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Conflit entre la reconnaissance d’un jugement étranger et l’ordre public international

Un jugement d’importance en matière de droit international privé a été prononcé par la Cour supérieure du Québec en date du 14 novembre 2023 dans l’affaire TCA Global Credit Master Fund c. Apelian 2023 QCCS 4924.

Il s’agit d’un rare cas d’application des paragraphes 3155(3) et (5) du Code civil du Québec, lesquels prévoient qu’une décision émanant d’un tribunal étranger sera reconnue par les autorités judiciaires du Québec, à moins que : « (3) la décision a été rendue en violation des principes essentiels de la procédure; (5) le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales».

Dans ce cas, la partie demanderesse recherchait l’homologation d’un jugement prononcé par les tribunaux de la Floride, aux États-Unis, ce qui en principe n’aurait pas dû poser problème.

Toutefois, les contrats de financement à l’origine du recours judiciaire contenaient les stipulations suivantes :

  • les emprunteurs et les cautions renonçaient à l’avance à:
    • tout moyen de défense présent ou futur;
    • toute cause d’action;
    • toute demande reconventionnelle;
    • toute cause de compensation;
  • les emprunteurs et les cautions renonçaient aussi à l’avance à:
    • toute obligation implicite de bonne foi en leur faveur;
  • et les emprunteurs, à l’avance toujours:
    • ratifiaient et confirmaient “whatever lender may do” par rapport au prêt;
    • donnaient quittance au prêteur à l’avance et renonçaient à l’avance à leurs droits de formuler à l’encontre du prêteur :
      • toute réclamation de quelque nature que ce soit, contractuelle ou autre, connue ou inconnue, du début des temps jusqu’à la date de clôture;
      • notamment, toute réclamation reliée au prêt consenti ou aux documents de prêt;
      • notamment, toute réclamation fondée sur des faits qui auraient pu vicier le consentement des emprunteurs ou des cautions de souscrire les prêts et les documents à leur soutien (“and any and all claims that the Credit Parties and Individual Guarantors does not know or suspect to exist, whether through ignorance, oversight, error, negligence, or otherwise, and which, if known, would materially affect their decision to enter into this Agreement or the related Loan Documents”);

Les contrats étaient régis par le droit du Nevada, mais conféraient juridiction aux tribunaux de la Floride. Or, les tribunaux de la Floride ont conclu qu’en vertu du droit du Nevada, de telles clauses étaient valides. Par conséquent, les moyens de défense soulevés par les défendeurs en Floride, basés notamment sur les fausses représentations et la fraude, furent rejetés au stade préliminaire, et jugement fut rendu sommairement en faveur de la partie demanderesse (« summary judgment »).

Devant la Cour supérieure du Québec, le défendeur plaidait les arguments suivants :

  • les stipulations contractuelles sur lesquelles se sont fondés les tribunaux de la Floride pour rejeter ses moyens de défense et rendre jugement à son encontre sont contraires à l’ordre public du Québec, et le résultat du jugement contrevient à la primauté du droit et à l’ordre public judiciaire du Québec;
  • ces stipulations ont pour effet de dépouiller à l’avance une partie contractante de tous ses droits en vertu tant du Code civil du Québec, que du droit statutaire québécois, que de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne;
  • ces stipulations contractuelles prétendent écarter à l’avance et pour le futur, l’obligation d’agir de bonne foi qui est un des fondements du Code civil du Québec, ainsi que tout moyen de défense ou toute cause d’action qu’une partie contractante pourrait détenir envers son cocontractant (même en matière de vice de consentement ou de fraude), en plus de ratifier, toujours à l’avance, n’importe quel geste posé par ce cocontractant en vertu du contrat. Qui plus est, ces stipulations contractuelles étendent leurs effets aux cautions de la partie contractante;
  • dans un tel contexte, une partie contractante se voit donc privée de la libre jouissance de ses biens non pas en vertu de la loi, mais plutôt en vertu d’une stipulation contractuelle qui écarte toutes les dispositions du Code civil du Québec encadrant le droit des obligations;
  • le rejet des moyens de défense fondés sur la fraude et la fausse représentation par le tribunal de Floride étant fondé sur les “clear and unambiguous covenants not to sue, releases and waiver provisions in the parties’ agreements” contenues dans lesdites stipulations contractuelles, lesquelles sont contraires à l’ordre public du système judiciaire du Québec, le jugement étranger ne peut pas s’intégrer de manière harmonieuse dans l’ordre juridique interne du for québécois et ne doit donc pas être homologué en vertu de l’article 3155(5) C.c.Q.;
  • d’autre part, en raison de ce rejet des moyens de défense et de la demande reconventionnelle du défendeur, celui-ci fut trouvé responsable sur le plan civil sans qu’un réel procès ne soit préalablement tenu, ce qui contrevient à la règle audi alteram partem, si bien que le jugement étranger ne doit pas davantage être homologué en vertu de l’article 3155(3) C.c.Q.;

Dans ses motifs, la juge Gabrielle Brochu a retenu la position avancée par le défendeur, et a d’abord conclu que la renonciation à l’avance à tout moyen de défense et autres garanties procédurales prévues dans le droit civil québécois constituait une contravention à l’ordre public québécois.

Sur le plan du droit international privé, la juge Brochu a ensuite souligné que dans le cas sous étude : «… il ne s’agit pas que de la condamnation d’une caution à payer un créancier. Une analyse concrète des effets de la décision laisse également voir celui de reconnaitre et permettre l’exécution d’un contrat dont les conditions de formation ne peuvent être remises en cause alors même qu’on voudrait soulever des gestes frauduleux ou malhonnêtes, ou la mauvaise foi de l’autre partie, qui auraient vicié le consentement. C’est dire qu’en reconnaissant le jugement de la Floride, on admet la validité de la renonciation d’une partie à soulever toute cause de nullité du contrat, incluant les manœuvres dolosives de l’autre partie, alors que la renonciation elle-même pourrait avoir été obtenue par le biais de ces manœuvres. »

Par conséquent, la Cour supérieure conclut que : « …la condamnation […] sur la base des clauses de renonciation et de quittance qui l’empêchent d’opposer à TCA ses fausses représentations, son comportement frauduleux et sa mauvaise foi qui auraient vicié son consentement est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. Cette condamnation révèle une importante divergence de conception juridique et sociale au regard de la conduite à laquelle on s’attend des parties contractantes dans l’ordre juridique du for québécois. »

L’importance de cette décision réside dans le fait que le tribunal a clairement établi qu’il y a des limites à ne pas franchir, tant sur le plan des garanties procédurales que du droit substantif, au risque sinon de se voir refuser la demande d’homologation par les tribunaux québécois.

Référence : TCA Global Credit Master Fund c. Apelian 2023 QCCS 4924 https://canlii.ca/t/k243w

Avocat impliqué: Me Jean-Philippe Gervais